Orsten Groom (presque) au Centre du Monde


Chuter vers le haut, c'est la base


| Publié le Mercredi 19 Février 2020 | Move-On Magazine |

Est-on plus proche du Centre du Monde à 100 mètres de celui-ci qu’à 20, 200 ou plus loin ? Y bénéficie-t-on mieux et plus qu’ailleurs des vibrations daliniennes qui confinent à celles d’un thaumaturge aux moustaches turgescentes ?
La question est d’importance concernant l’actuelle exposition d’ORSTEN GROOM à proximité de cet épicentre car l’artiste est intimement intéressé par les vibrations telluriques et extatiques que traduisait sa précédente exposition POMPEII MASTURBATOR inspirée de ce personnage pompéien retrouvé figé pour l’éternité en pleine masturbation et en épectase.
 
Apocalypse et jouissance !
Fusion des contraires.

Ne serait-ce pas, justement, le rôle de l’artiste de bouleverser la donne, de transgresser et de sublimer le triste rationnel quand les gestionnaires se contentent de prétendre changer de logiciel ou de paradigme ?
L’œuvre de l’artiste comme secousse sismique jouissive, éjaculatoire de sens nouveaux ?
L’exposition s’intitule EXOPULITAÏ. Cette expression pose indirectement la question du statut de l’artiste qui vivrait à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la société, en être double.
C’est peut-être ce que donne à voir GHETTO qui, outre les références à l’Histoire, offre derrière le quadrillage d’un grillage un polichinelle, un masque de carnaval, un bouc, Orphée ? peut-être.
Ghetto ? Zoo ? Nous dans un zoo en miroir. Fusion et confusion volontaires soulignées par la violence des couleurs.
Le travail d’Orsten Groom (pseudo d’artiste, double de soi) s’inscrit en profondeur dans le mouvement ethnologique analysé par Mickaïl Bakhtine qui voit le thème du carnaval sous-jacent et transversal à toute la culture européenne et à d’autres. En littérature, on le retrouve par exemple chez Rabelais, Maupassant, Hugo… Le carnaval n’est pas un divertissement pascalien mais l’expression forte et vivante d’une indispensable puissance subversive qui chamboule l’ordre établi. Y contribuent les masques, les inversions de tous ordres, les défilés, les excès, la violence, la sexualité débridée.
 

Ghetto (détail de l'Histoire)
Les œuvres d’artistes, d’Orsten Groom en l’occurrence, dépassent la mise en scène convenue, narrative et évocatrice de quelque chose, pour redonner force, vie, immédiateté à l’art.
Ne serait-il pas envisageable d’inverser notre lecture du monde et de considérer que nous célébrons désormais le carnaval toute l’année en portant en permanence un masque qui, nous cachant, nous conduit à renoncer à la quête permanente et changeante d’identité, à figer les possibles en une identité sociale et professionnelle bien définie ?
 
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MAAT
« Les nombreux visages (qui tous sont les nôtres) qui attendent notre œil inquisiteur tant dans les rêves et les livres que dans la vie quotidienne finissent, hélas, par devenir réels. Si leur apparition peut, dans un premier temps, nous amuser, ou nous plonger dans la confusion, au bout d’un moment, ils adhèrent, tels des masques de chair, à notre peau et à nos os. Protée pouvait changer de forme, mais seulement tant qu’on ne l’empoignait pas pour le faire tenir tranquille : alors le dieu se laissait voir pour ce qu’il était vraiment, un mélange de toutes ses métamorphoses. Ainsi en est-il de nos innombrables identités : elles se transforment et se dissolvent sous nos yeux comme sous ceux d’autrui jusqu’au moment où nous sommes soudain capables de prononcer le mot Je. Elles cessent alors d’être des illusions, des hallucinations, des hypothèses pour se muer, avec une surprenante conviction, en épiphanie. » écrit Alberto Manguel dans Nouvel éloge de la folie.

L’art d’Orsten Groom comme épiphanie ? Révélation qui mêle le début et la fin, la lave en fusion qui détruit et unit comme dans MAAT, œuvre qui se lit de haut en bas ou inversement. La profusion de matière y prend momentanément forme, surgissant d’un cercueil…ou le rejoignant.
DEFIXIO est habité d’un syncrétisme qui voyage des divinités indiennes aux Parques maîtresses du fil de la vie.
La couleur rouge, puissante, parcourt ces 3 œuvres : sang, vie, passion, force. La mise en scène et en peinture déforme, détourne pour ressusciter autrement, suscitant fascination et interrogation, surgissement d’une nouvelle mythologie qui remplacerait puissamment le sempiternel appel si creux aux « valeurs ».

Serions-nous des masques en représentation ? Comment nous voyons-nous dans le travail d’Orsten Groom ?


Orsten Groom
Entretien avec Orsten Groom
 
Il y a comme une sorte de rythme et de danse dans votre travail.
La flèche immobile chez Lao Tseu, à pleine vitesse et à plein potentiel, la pile surchargée ou le totem, la crise - soit la virtualité. Foncièrement à cet instinct d’intensité, l’injonction de Nietzsche reste cardinale : « Je ne saurais croire qu'en un dieu qui comprendrait la danse. Je considère comme gaspillée toute journée où je n'ai pas dansé. Il faut avoir une musique en soi pour faire danser le monde. »

L’atelier est l’arène ou l’étable où s’ébroue une portée à la recherche du ventre dont elle est issue, et ma danse porcine et pansue consiste à bondir de l’un à l’autre de ces museaux avides pour leur fournir la becquée, quand leur voracité colorée la réclame. C’est une véritable centrifugeuse d’appels et de précipi… tations - j’allais dire « précipices ».

C’est le cœur de votre travail.
« Man kann auch in die Höhe fallen » - Chuter vers le haut, c’est la base. Chute de la hantise, du sortilège et de la jouissance, entre l’homme renversé du puits de Lascaux et le plongeur de Campanie : le tombement d’Apocalypse entre le monde et lui-même, voilà l’intervalle pour lequel je travaille.

D’où tirez-vous toutes ces références ? Vous êtes un lecteur passionné ? pas uniquement un cérébral puisque votre travail associe le corps et l’esprit.
J’ai toujours énormément lu et été curieux du monde, plus exactement du phénomène de l’existence, tout comme la peinture existe avant moi et continuera d’exister après. Ce carnaval d’être est un flot qui charrie la permanence de l’origine, par tourbillons interposés. Cette immanence du monde et l’immanence de l’art comme rapport au monde est pour moi la seule autorité, la seule chose à laquelle je puisse me soumettre pleinement. En tant qu’animal, forme humaine, artiste et vermine quelconque - organisme. Le livre, comme l’Au-delà, est un organe foncier, la vocation bipède.

Vous vous revendiquez « artiste autogéré ». Qu’est-ce que ça signifie ?
Que je suis totalement, radicalement indépendant, autogéré donc autosuffisant. Je me charge seul de toute la chaîne de production : communication, fabrication des livres, cartons d’invitation, mise en page, site internet, absolument tout de A à Z… je produis mes propres expositions, loue des espaces, prends en charge le transport, l’éclairage, les affiches, la permanence des expositions, etc, les relations humaines et l’art subtil du marchandage.

J’ai ainsi produit 5 expositions personnelles entre 2015 et 2017, avec des catalogues - et collabore depuis le mois de septembre avec mon amie VVV qui m’aide à juguler la somme démentielle d’efforts et de casquettes que ça réclame, sous l’égide du ténébreux Bureau Orsten Groom. Je refuse catégoriquement tout rapport avec l’État, toute aide, subvention, et un quelconque statut social pour  préférer la coulisse du Théâtre d’Oklahoma.

Ça nécessite bien évidemment un sacrifice total de relations sociales, amicales, amoureuses : cette vocation n’est pas mondaine mais messianique, et je vais chaque semaine me noircir la tronche en observant les flamants roses au Jardin des plantes, les mâchoires inversées et le crâne plongé dans boue d’où ils puisent leur couleur.
Ce n’est pas dur de vivre libre - même foncièrement naturel - il faut simplement en payer le prix, en observer l’aplomb et l’acouphène de solitude.

Les tableaux sont ce qu’il y a de plus simple à produire, à condition de s’y remettre entièrement : c’est facile, ça sort tout seul, c’est magique et autoritaire. On donne, ça réagit et on réagit en retour - comme pour tout : s’il manque du rouge on rajoute du rouge, si c’est du bleu alors du bleu, on serre les boulons et on arrête quand c’est fini. C’est le truc de Kafka : « Réduis toujours plus ton cercle, puis assure-toi que tu n’es pas caché à l’extérieur. »

Vous êtes quelqu’un d’intransigeant.
Qui ne l’est pas ? Il y a d’abord les sacrifices que je mentionnais, dont la santé, qui m’inclinent à attendre de l’extérieur autant d’attention et d’ardeur que je produis. Et puis,  disons, un caractère de chien, la hargne l’impatience et la misanthropie : fatalisme, spontanéité et despotisme inoculés dans le système nerveux. Ensuite je suis le seul au monde à percevoir comment ma peinture doit sonner quand je la fourbis, à la touche. J’y suis assez attentif après coup pour y repérer certaines séries d’enjeux et de raisonnements qui ont ou non des rapports directs avec ma sensation et mon intimité. Deux notions se trouvent à équidistance, la certitude que la peinture est un phénomène impersonnel, et que cet impersonnel prend en charge mon intimité comme le monde entier.   

Le monde et la peinture me précèdent et le fait de se remettre à cette chose n’est régulé que par la nécessité de la faire jaillir du poignet et tinter d’une certaine façon plutôt que d’une autre. La façon de rebondir avec la toile, d’associer les accords colorés, de sentir ce qu’est la composition. Tout le monde en fait l’expérience en gribouillant, ou ne serait-ce qu’en écrivant : la façon de tenir le crayon ou de croiser les jambes. La facture dans tous les sens du terme est à la fois la manière de toucher et la dette à payer. Mes goûts personnels n’ont rien à faire là-dedans et d’ailleurs je n’apprécie pas nécessairement cette peinture - objectivement elle me ferait peut-être même vomir - mais peu importe car elle m’est échue : elle est ma mission chevaleresque.

La peinture est une puissance naturelle, de même que le soleil, le principe de la respiration, les forces du sommeil auxquelles la fatigue nous astreint. La peinture prend en charge et régule le monde entier, et je ne représente aucune exception particulière à ce phénomène. Chaque tableau est la rencontre à contre jour d’un inconcevable et d’un délire du foutu soi écarquillé face au fond qui l’apostrophe, l’assigne, l’ordonne comme autre. Il y a une oscillation contradictoire entre l’espérance d’une délivrance et la répulsion du contact avec un semblable.
« Vivre est le carnaval de l’Être » selon Jarry, et l’existence un animal, un organe, une forme de vie qui s’exerce et fraye dans l’affliction du temps humain. Le tout du monde contre tout le monde. Mon intransigeance n’est que le reflet, le poumon de celle qui s’exerce sur mon tout-à-chacun. Et si on ne la vit pas intégralement, à 100%, jusque dans son sommeil ou  par son dernier souffle, ce n’est même pas la peine de vivre.

PUTI
Il y a dans votre façon de penser une curiosité, un émerveillement et aussi une révolte.
Evidemment puisque la seule autorité que je reconnaisse est la puissance naturelle, ce que les Romains appelaient le « Génie » : ce qui se fait de soi-même - le cœur qui bat, la respiration. Les animaux exercent leur forme de vie, s’en contentent strictement et il est impossible de les idéologiser. Ils ne vivent pas de  relations de pouvoir mais de puissance, d’où est exclue toute production de victimes. L’indifférence comme l’intensité des organisations animales sont une chose merveilleuse, cette bandaison de vie.

Le temps du monde humain me fait honte et horreur. S’en remettre à la peinture est un bouclier et un adieu, une façon de dire au revoir, de congédier le collectif pour se fondre dans le commun. Que devient le désert dans le verbe « Déserter » ? Peut-être faut-il le traverser pour y parvenir. Malewicz a écrit : « Quiconque a traversé la Sibérie ne pourra plus jamais prétendre au bonheur. » L’art prend en charge tout ce en quoi l’homme est lamentable, l’histoire et le pouvoir, comme toute chose : une vie de peinture pour une pomme ou écrire pour les veaux qui meurent.

Mon attitude est une confiance totale en la peinture. Je ne sais pas ce qu’elle peut de moi ; je ne sais jamais quand je commence un tableau ce qu’elle va vouloir me faire faire, ni pourquoi et comment, mais je considère que manquer de confiance serait manquer d’humilité. Ni l’art ni la peinture ne sont faits pour s’exprimer. Aucun artiste ne s’exprime lui-même, n’exprime aucune idée, idéal, idéologie ou point de vue.

En revanche mon tableau m’exprime, exprime toute chose qu’il colporte de sa moitié d’oubli, de son élan, de sa permanence. L’art est un vecteur de rapport au monde. Sans l’art, on ne se rendrait même pas compte que le soleil se lève, ou qu’il pleut, que l’eau mouille, on ne saurait même pas pisser.
Je suis en disponibilité totale à travers ma facture, c’est-à-dire la façon de ne pas pouvoir s’empêcher de respirer. La peinture consiste à répandre de la peinture, à la faire (et on sait ce qui signifie le verbe faire en français). Surgissent des formes qui vont m’évoquer n’importe quoi, un animal, un objet, une réminiscence abstraite… parfois des bidules dont la débilité ou la trivialité m’horrifient, ou des moignons de hiéroglyphes aux allures totémiques dont l’aplomb m’apostrophe ; mais je sais que la peinture convoque ces choses pour une bonne raison. Elle a 40000 ans minimum et moi même pas 40, elle est sachante et moi pas. Je me tiens tapi comme une bête aux aguets. À partir du moment où le tableau commence à se peupler commence alors le processus d’enquête (dont le mot est celui-même d’« Histoire »), d’affût.

Je piste ces spectres, et réalise quasi systématiquement que les acteurs de ce proto peuplement appartiennent déjà à un mythe, un conte, un archétype du fond des âges. Je découvre ainsi, par encyclopédies, études, étymologies et internet interposés une foison de choses que j’ignorais, mais subodorais (avec mon nez), et qui n’auraient jamais été portées à ma connaissance autrement. La peinture m’instruit - ce n’est pas l’inverse - et je lui dois tout ce que je sais, par reconnaissance intime et démentielle sous le grand maléfice.

On rejoint le carnaval et le thème de l’inversion qu’il véhicule, vous faites les choses à l’envers : vous peignez et vous allez voir ensuite ce que ça signifie.
L’instruction colorée me donne accès aux gnomes nordiques, aux déités éthiopiennes, au sang bleu des pieuvres, au Tohu-Bohu, choses qui viennent du foie de la mémoire - à cette zone que Kafka nomme l’Inoubliable : cet entre-monde où survivent et s’agitent comme des moignons toutes les choses oubliées du monde, qui n’en finissent pas de le mythologiser sous forme monstrueuse, grotesque, carnavalesque, par envoûtement. Je mène ces enquêtes talmudiques dans toutes les langues possibles, dans un genre de jargon souterrain.

C’est un fonctionnement foisonnant.
Le monde est foisonnant et la langue est lourde. L’étymologie permet l’accès et l’invagination des racines des sens. Je suis juif et il est naturel pour moi d’interpréter à l’infini, de couper les cheveux en quatre, combiner. L’amphibologie d’un mot recouvre plusieurs sens équidistants, tous valides à condition de fournir le raisonnement nécessaire pour se rendre à cette archéologie.  « Se rendre » est un vraiment une formule d’Abracadabra de peinture pour moi, au sens où ça signifie à la fois la destination, l’abdication (les mains en l’air) et « vomir ». Abracadabra, soit littéralement « je crée ce que je parle » - mais seule la peinture parle, comme le texte, le toujours Déjà-Là qu’il s’agit de rendre, de réparer.

On est bien au-delà du thème du carnaval.
Ce que le carnaval régulait de façon naturelle (soit artistique) à un niveau cosmique, psychique, politique, social, en termes de puissance, la Révolution - soit son contraire absolu - a tenté de le remplacer en termes de pouvoir et d’idéologie. La Révolution rend le Carnaval illégal, qui a disparu depuis. C’est le flic du renouvellement du temps : la politique et son cortège de saloperies - alors qu’il est si peu cher payé de trancher la tête de quinze gosses chaque année pour réaliser le cycle du temps, adorer le Soleil et la pluie, leur reconduction, comme faisaient les Incas et tout le rapport rituel au monde avant cette horreur (dont Goya, Sade et Tiepolo ont témoigné de concert au seuil du crépuscule dans lequel nous barbotons depuis).

Et il est aujourd’hui une pâle re-présentation édulcorée de ce qu’il était.
Il n’existe plus qu’en art, étant l’art - soit le contraire absolu de tout pouvoir, norme, idéologie. En tant qu’en-commun profane il s’oppose également à tout ce qui fédère, concorde, et plus globalement bien sûr à cette société de curetons sanguinaires.

SHEOL
Votre peinture lui redonne vie et vigueur.
Je crois à la fonction rituelle comme régulation du monde. L’intervalle qui sépare du cercle de feu de sa propre angoisse ou ravissement d’être se doit d’être un tribunal où le tour vital se fait commandement, injonction, la Loi qui comme l’indique Kafka « te prend quand tu y pénètres et te rejette quand tu en sors ».

Je retrouve dans vos propos la nécessité intérieure, qu’évoque Jean-François Billeter, qui par la répétition et la maîtrise du geste en accord avec la volonté aboutit à la liberté. Vous créez votre pensée et votre peinture dans le même temps que vous vous créez ainsi que votre rapport au monde.
Cette liberté est à la portée de tous mais j’ai l’impression que personne n’en veut. La peinture est très simple, c’est un rebond, comme lancer une balle contre un mur. Vous donnez quelque chose qui rebondit, la toile donne autre chose en terme d’intuition, qui vous amène à réagir.
Mais cette réaction est en effet « action à répétition », de la présence, alors que la vie sociale neutralise tout agir et intime toujours de ré-agir (c’est-à-dire trop tard).

Il y faut une plasticité, une souplesse que beaucoup refusent ou ont perdue.
C’est de l’instinct. Toute chose fait ce qu’elle veut comme elle peut, comme elle doit.  Comment prendre au sérieux qui que ce soit qui agit en terme de pouvoir ? La contestation la plus débile opposée à l’art, le fameux « tout le monde peut le faire » est précisément son talisman le plus formidable : bien sûr que tout le monde peut le faire, tout le monde peut respirer, manger, chier, dormir ou faire ce qu’il veut quand il veut comme il veut ! Et d’ailleurs tout le monde le fait. Chacun sa façon et puis c’est tout. Seulement la culture, l’idéologie et l’académisme de M. et Mme Dupont jacassent le contraire, du genre : « Il faut maîtriser son petit nu classique avant de se permettre de faire n’importe quoi ». Ce à quoi je suis moléculairement allergique.

Vous étiez comme ça ? Vous l’êtes devenu ?
Je suis très réfractaire aux tentations biographiques. J’exprime des choses triviales et banales que tout le monde sait, par réluctance à adopter des pensées, des images, un langage tout faits. Ce que Céline appelait le blabla. La peinture ne déblatère jamais. On ne sait pas ce que la peinture peut faire, on ne le saura jamais, mais on la respire dans le roulement de chaque jour. Le temps humain est un cauchemar mais celui de la peinture l’aplatit en cratère qui rend équidistant l’ascension du volcan, son Léthé de lave en fusion et l’éternité que prend le geste de retirer ses sandales sur ses bords pour s’y jeter. Ça ne se mesure ni ne se compare.

Il faut donc l’expérimenter.
Bien sûr, et voir en ce qui me concerne que ma peinture ne correspond même pas à mes goûts. Je suis par exemple bien davantage orienté vers des choses minimalistes. Mais je comprends à présent en quoi mon appétence envers Mondrian, notamment, touche à la facture de mes tableaux, que je considère à présent comme des équivalents révulsés de monochromes. Le dos d’un tapis ou le cul de la translucidité comme seul reflet.

On rejoint là le carnaval avec le double, la lecture plurielle, l’inversion.
Le portrait infamant… Pour revenir à la biographie dont nous parlions, le seul fait à mentionner est l’accident cérébral et le coma que j’ai expérimentés lorsque j’avais vingt ans. Je suis assez bien sorti de cette rupture d’anévrisme, mais épileptique et amnésique. Force est de constater que les modes de la crise et de la mémoire font mamelles dans mon travail. Sauf que la peinture opère un troc entre ma mémoire personnelle, et la mémoire du monde entier - par le quelconque qui m’incombe, ou le cadavre survivant que je porte en Atlas et dont je suis peut-être le Dybbuk. L’instance de l’accident en rend l’identité inconcevable et comme éventrée aux quatre vents, invaginée par-dessus tête.
Cinq minutes avant que Le Tintoret apparaisse, ou Twombly,  on ne savait pas que la peinture pouvait faire ça de sa quadrature ; on n’en avait aucune idée puisqu’il n’y a pas de norme. Elles n’existent pas dans la nature. Je m’en remets à un principe de vie avec une foi peut-être animiste, comme les oiseaux passent dans le Templum : ce cadre imaginaire tracé à même le ciel où les antiques décryptaient les présages.

Vous êtes le vecteur de quelque chose qui vous habite et vous dépasse à la fois.
J’ai décidé de me débarrasser du moi. J’en ai un, civil, retord, crétin, irritable, lubrique, personnel comme tout le monde, sans intérêt. Il est impossible d’avoir un ego en art - en revanche l’aplomb d’arbre, la probité bestiale, la dignité s’accordent nécessairement au caractère fier que suppose cette humilité (justement comme rempart à la servilité humaine).   « Que serions-nous sans le secours de ce qui n’existe pas ? » comme dit je ne sais plus qui.

Amnésique, vous vous refaites une mémoire avec vos lectures, les références et les liens que vous établissez ainsi, débarrassé d’un moi.
L’accident est une hache, rupture, et son recouvrement un « crime » (Artaud) c’est-à-dire un outrepassement. Une chape de honte, boue, survivance de démon, un miracle maléficié. La grande baratte à doubles.
La mémoire personnelle ne m’intéresse absolument pas, même si je suis foutrement sentimental et nostalgique du Pitchi Poï de mes origines slaves. Mon intérêt, aiguisé, va au domaine de l’Histoire, du sempiternel qui précède et subsiste en permanence - en préservant toujours par Inoubliable le flot de tout ce qui se perd. Il est évident que nous nous inscrivons dans cet état de fait que j’appelle le Grand Déjà-Là. C’est tellement basique que ça en paraît dingue. Les choses qui existent sont importantes, et on se délire comme monde, comme cervelle de pieuvre, pas d’un connard à « Je » (autre ou pas).

FIGUREN
Vous évoquez cette évidence, cette simplicité alors que vous êtes dans une complexité de réflexion, alors que votre peinture ne correspond pas forcément à vos goûts personnels en matière d’esthétique : au fond, vous associez en vous toute une palette, du plus simple au plus complexe.
Le tableau en fait son affaire en tant qu’instance. Une fois que j’ai mené mon enquête sur les éléments introjetés dans le tableau, celui-ci ne s’intéresse plus qu’aux problèmes picturaux, pas à ma personne, mes goûts ou mes idées politiques… La seule chose qui excite l’instinct du tableau est de tenir debout et d’être suffisamment nourri, comme une bête à la ferme.
Le troc de mémoire fait qu’une réminiscence n’est pas forcément ou foncièrement issue de la mienne, mais plus volontiers d’un souvenir de tableau ou de texte, d’un archétype fripon, d’un feu grégeois.

Une dimension caractérise aussi vos tableaux : leur densité extraordinaire, un peu comme celle de la matière avant le big bang et l’explosion elle-même.
Dans l’épilepsie, il y a trois phases : charge, décharge et une 3° assez étrange qui s’appelle le Stentor, comme ce type qui gueulait dans les armées grecques. Le Stentor est une posture parodique du cadavre, proche du Christ mort de Holbein. Dostoïevski écrit par son Idiot que ce tableau peut faire perdre la foi. La peinture cumule ces 3 phases ensemble.
Cette préhension va à l’encontre de la notion d’expressionnisme qu’on m’attribue à tort - la crise ou l’emprise est celle d’un spectre, d’un démon impersonnel. Je ne cherche absolument pas à étayer un point de vue mais à exprimer le monde qui brasille depuis le fond des âges. Le modèle de saturation totale que j’emploie aboutit à une neutralisation du champ pictural. C’est pour cette raison que je parle de monochromes révulsés. En abordant l’un de mes tableaux, on n’y voit rien au départ, puis tout, et enfin seulement la moyenne du champ coloré dont le bourdon bas porte ses indices comme une panse lente au dos d’un pourceau.

Et on revient à votre idée d’enquête, même concernant le spectateur.
Un tableau neutralisé devient entièrement autonome. Il n’a alors plus besoin de moi et m’excrète. Je perds alors enfin mon privilège et redeviens un spectateur quelconque. À ce stade arrive un phénomène étonnant : tout ce que l’enquête m’a appris, ce dont le tableau m’a instruit, je l’oublie. Rendu à l’amnésie de l’Inoubliable, il me semble alors avoir fait le tour de mon terrier et saluer son souvenir primal.
Le spectateur régresse dans le système nerveux qui m’a servi d’auge debout comme dans une grotte. La peinture n’a pas besoin d’êtres humains. Dans cette perspective, tous les animaux, tous les objets sont artistes de fait. Ils ne font qu’exercer leur forme de vie, incorruptible.

Ce qui remet en question toutes les formes de hiérarchie.
Tous les animaux jouent et se rendent à la mort. Ils se contentent d’exercer les forces qui les régulent. L’art est cette régulation du monde, soit le métabolisme de la seule autorité que je reconnaisse sur ma forme de vie - quand bien même elle serait une vengeance exercée contre soi. « Nous sommes dans un désert. Personne ne comprend personne », mais seul le désert déserte.


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