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L'encyclopédie de la stupidité de Matthijs van Boxsel chez Payot


@INTERVIEW
Une érotique de l'intelligence


| Publié le Samedi 5 Janvier 2019 |

L'encyclopédie de la stupidité de Matthijs van Boxsel chez Payot
L'encyclopédie de la stupidité de Matthijs van Boxsel chez Payot
 Cet entretien avec Matthijs van Boxsel ouvre l'année 2019 avec les bulles pétillantes de l'humour, de l'ironie et de l'intelligence.
   À savourer!

Si l’on compare « L’encyclopédie de la stupidité » à de nombreux ouvrages sur le même thème, le point de vue et le ton que vous adoptez sont très originaux. Dans les toutes premières lignes, vous dites que vous faites la part belle à l’antithèse, à l’oxymore et au paradoxe. C’est très sérieux !
J’ai commencé à écrire sur ce sujet en 1980 et je continue chaque jour. J’ai déjà publié sept livres sur la stupidité. « L’encyclopédie » correspond à un livre et demi. Certains lecteurs me disent qu’il y a encore plus d’ironie dans la version originale en hollandais que dans la traduction française. Ce n’est pas de l’ironie pour faire rire mais qui fait réfléchir ; ce que Robert Musil appelle l’esprit hypothétique. L’hypothèse est un sujet si insaisissable qu’il  faut planer pour le comprendre. Parler avec vous de la stupidité dans une langue que je ne maîtrise pas est le comble de la stupidité ! La sexualité des mots français est une horreur. En hollandais, presque tous les substantifs ont été castrés, stérilisés. Quand j’utilise « le » ou « la » , je ne suis jamais sûr que c’est correct.
   L’écriture de Robert Musil est très intéressante parce que c’est une forme de grammaire qui n’existe pas en hollandais, qui permet de dire plus que ce qui est écrit. C’est le côté utopique de la langue. Ce qui donne d’un côté l’aspect utopique et de l’autre ironique. Quand on parle, il faut toujours ouvrir plusieurs directions possibles. Il ne faut pas être sûr de ce qu’on dit et que c’est la seule possibilité.

C’est très intéressant parce que cette façon de voir va à l’encontre de ce que nous disent les scientifiques et encore plus les politiques. En France, on nous dit qu’il faut voir la réalité en face, qu’il n’y en a qu’une et que les chiffres le prouvent.
Mon point de vue consiste à dire qu’il faut d’abord constater que la stupidité existe, qu’elle n’est pas un manque, ni même un manque d’intelligence. On pense en général que la stupidité est un manque, de style, d’humour, de sensibilité. C’est le sens que l’on retrouve dans toutes les langues. Le mot qu’on utilise en hollandais signifie « sourd », qui ne peut pas comprendre ce qu’on lui dit.
La lecture de Musil a été très importante pour moi parce qu’elle m’a fait comprendre qu’à côté de la sagesse, de la richesse, de la beauté, la stupidité elle aussi peut être un sujet d’étude très sérieux. Musil parle aussi de « la stupidité intelligente ».
On part donc de l’hypothèse que la stupidité est une force, un alien en nous. Au Palais des Doges de Venise, il y a une allégorie de la stupidité sous laquelle figure ceci « La stupidité vit en moi ».
 

L'encyclopédie de la stupidité de Matthijs van Boxsel chez Payot
L'encyclopédie de la stupidité de Matthijs van Boxsel chez Payot
Au chapitre « Fallor », vous écrivez « Les efforts que nous faisons pour contenir notre propre stupidité forment ensemble notre intelligence ».
Tout ce qu’on nous dit sur la stupidité constitue des méthodes qui ne permettent pas de l’atteindre.

D’où la notion d’utopie ?
Nous développons des forces en direction de quelque chose que, comme Dieu, nous ne connaissons pas.

Nous sommes dans la dimension spirituelle ?
L’un de mes héros est Erasme. Bien que je ne croie  pas en Dieu, je trouve ses livres sur la théologie très intéressants. Il était un admirateur de Sénèque. On retrouve la logique de cette mystique profane aussi dans les cartes de Mercator, d’Ortelius. Erasme dit qu’on peut rire de la stupidité, bien sûr, mais qu’elle mène aussi à une autre connaissance, comme quand un homme et une femme font l’amour et passent ainsi de leur corps au corps de l’autre. Ils ne sont plus eux-mêmes mais en extase. On sort alors de soi pour se retrouver dans l’autre. Erasme dit « Quand je lis la Bible, c’est pour moi la même chose, une magna erotica, dans ces écritures je trouve un autre monde spirituel. »

   Pour savoir que notre intelligence est stupide, il faut entrer dans une sorte d’extase, atteindre le point d’où l’on peut voir sa stupidité dans notre intelligence.

Qu’est-ce qui a déclenché votre intérêt pour le thème de la stupidité ?
(immense et très joyeuse explosion de rire).
Mon livre n’est ni pessimiste ni défaitiste, ni une attaque satirique ou rancunière, il est un éloge de la stupidité…

Tout le monde réfléchit à l’idiotie, à la stupidité, mais qu’est-ce qui fait que vous vous y êtes intéressé de manière aussi approfondie ?
C’est pour moi une forme de littérature. Ça a commencé avec Robert Musil et le discours qu’il a prononcé à Vienne en 1937. C’est un livre très intéressant et très difficile car il traite des fascistes à Vienne et des nazis en Allemagne. J’ai retrouvé tous les livres dont il s’est inspiré pour écrire son texte , des études très sérieuses sur la stupidité, écrites par des théologiens, des philosophes, des psychologues, des sociologues, des médecins… beaucoup de Français, beaucoup d’Allemands et très peu d’Anglais.

L'encyclopédie de la stupidité de Matthijs van Boxsel chez Payot
L'encyclopédie de la stupidité de Matthijs van Boxsel chez Payot
Vous en tirez une conclusion ?
Mon livre a été traduit en seize langues et on le trouve dans des rayons différents, parmi les encyclopédies en Allemagne, dans la catégorie humour en Angleterre, sociologie en France, philosophie en Hollande. C’est un essai littéraire sans ambition scientifique mais je suis intéressé comme pouvaient l’être Montaigne ou Bacon. J’ai rassemblé tous les livres, j’ai recensé toutes les définitions de la stupidité et c’est à ce moment ,à ma grande surprise, que j’ai constaté que la stupidité était définie non comme un défaut mais comme une puissance indépendante ; j’ai trouvé aussi les allégories et le fait que la stupidité avait un visage dans la peinture, dans la sculpture avec les bustes. L’iconographie du Moyen Age et de la Renaissance est très riche et place la stupidité parmi les autres qualités que sont la sagesse, la vérité. On la définissait par sa lenteur, par sa rapidité et à la fin du 18° siècle on met de plus en plus l’accent sur la connotation de médiocrité. Elle devient aussi un moyen de forcer la société.  Avec le père Ubu, Monsieur Prudhomme, la stupidité se constitue alors comme méthode.

Actuellement, est-ce que nous ne sombrons pas dans la stupidité de la performance à tout prix ?
Oui ! (rire de regret).

Avec les data, les algorithmes, notre société essaye de supprimer le hasard…vous traitez du clinamen, de la pluie d’atomes qui nous constitue au hasard des rencontres.
C’est aussi le principe de la pataphysique qui commence avec le clinamen de Lucrèce. Tout est né de la catastrophe et tout périt dans la catastrophe qui est le commencement et la fin.

Ce n’est pas très joyeux.
Pourquoi pas ? Entre les deux, vivons une grande fête. Je ne suis pas pessimiste. Ce que je déteste, en revanche, c’est la catastrophe chronique comme les morts sur les routes, la circulation aux Pays-Bas qui a fait l’an dernier plus de 600 morts et plus de 12 000 invalides.

Nous pourrions éviter ces catastrophes…
Je n’en suis pas sûr. Je suis un fan de Mandeville et de la « Fable des abeilles ». Les abeilles veulent vivre sans criminalité, sans rien de négatif…et elles meurent toutes. Il faut vivre avec une certaine hypocrisie, avec une paillasserie. Il est impossible de vivre comme des anges, parce que de toute façon on finit par souhaiter le péché. Il faut en terminer avec l’angélisme.

Vous parlez du haha, ce fossé qui a remplacé les haies et les barrières dans les jardins anglais, de Lancelot Brown qui a su créer des jardins tellement naturels qu’on ne faisait plus la différence entre la vraie nature et ses jardins, ce qui a provoqué sa perte. On dirait presque de la fiction.
Mais c’est vrai ! Tout ceci a commencé avec Erasme, avec Ortelius et son atlas le « Théâtre du monde » . Le monde est un théâtre mais puisque nous en faisons tous partie, comment peut-on voir que c’est un théâtre ?
Dieu peut le voir, mais pas nous qui sommes à l’intérieur. J’ai tenté de trouver tous les hahas du monde, de trouver le fossé partout où les choses semblent aller naturellement.

Vous parlez aussi des Amstellodamois et de leur identité…qui apparemment n’existe pas.
Cette identité existe dans les efforts qu’ils déploient pour trouver cette identité. C’est en cela qu’ils sont des Hollandais, ou des Savoyards. Il y a d’un côté les efforts pour se donner cette identité, et de l’autre les blagues. Je suis en train d’écrire une grande topographie de la stupidité, déjà mille pages. C’est trop ! Le premier chapitre s’intitule « Loxodrome », ce qui pourrait se traduire par « Courir à travers ». Il y a les parallèles, les méridiens et au milieu les loxodromes.J’ai remplacé le mot loxos par stultus, ce qui constitue des lignes de stupidité qui traversent le monde . Les Belges, par exemple, sont la cible favorite des Néerlandais en matière de moquerie, mais les Belges eux-mêmes localisent la stupidité dans une ville de Belgique et au Grand Duché de Luxembourg alors que les Luxembourgeois disent que les Allemands sont stupides, les Allemands désignent les Allemands de l’Est, ceux-ci se moquent des Polonais, on passe ainsi aux Russes…

Vous faites le tour de la planète ?
Oui . J’ai essayé de trouver le point zéro de cette ligne de la stupidité. Les Ukrainiens, les Ossètes, les Turcs, les Kurdes…et nous arrivons enfin sur les Balkans où toutes les identités s’appellent stupides entre elles. Là est sans doute le point zéro de la stupidité.
   Mais le véritable point d’origine est Delphes et le temple d’Apollon.

L'encyclopédie de la stupidité de Matthijs van Boxsel chez Payot
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Nous évoquions tout à l’heure les efforts que l’on fait pour se donner une identité, et notre intelligence est peut-être ces efforts que nous déployons pour sortir de notre conditionnement.
Il faut avoir un point d’Archimède, un point d’appui pour se donner un statut, une forme afin d’échapper à la panique…et tout le monde se moque de la forme que l’autre a choisie.

C’est une insatisfaction permanente ?
Une jouissance que l’on aime.

Tout ça est mouvement. D’ailleurs vous écrivez « Apprendre à apprendre et savoir ne pas savoir, apprendre à désapprendre. » Pour apprendre il faut d’abord renoncer à ce qu’on sait déjà ?
Oui avec en même temps la panique de tout oublier, ce qui constitue un paradoxe impossible. Umberto Eco, qui était un pataphysicien, a écrit à ce sujet. C’est peut-être par tout ce que nous ne savons pas que nous pouvons décrire quelque chose.

Ce qui donne une forme d’ouverture d’esprit.
Bien sûr. Cette incroyable joie de chercher ! Il y a une érotique de l’intelligence…qui est aussi une érudition inutile, quelque chose que j’aime beaucoup.

Ce qui nous renvoie à « L’utilité de l’inutile » de Nuccio Ordine.
Il y a aussi le livre d’Abraham Flexner « The usefull of useless knowledge ».
Une interview qui mêle sérieux et humour, accompagnée de grands rires partagés.


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